— Potosí, alt. 4.000 m, Bolivie
Potosí est une ville remarquable à bien des égards. Pour son histoire d’abord : elle fut fondée en 1545 par les Espagnols, dès qu’ils ont eu vent des formidables richesses en argent du Cerro Rico - la “colline riche” - le cône qui surplombe Potosí du haut de ses 4.824 m. Le premier filon a été découvert par un berger indios, Diego Huallpa, qui cherchait son troupeau perdu. La nuit venant, il fait un feu, et le sol se met à fondre, libérant un liquide métallique blanc. C’est le point de départ du tragique & fabuleux destin de Potosí : dès lors s’ent sont suivis ruée (vers l’argent pour une fois), fièvre du pouvoir, esclavagisme, déplacement de populations (Noirs africains y compris), morts par millions et fortunes colossales côtoyant misère extrême. On raconte qu’avec le précieux métal qu’ils ont sorti - ou plutôt fait sortir - de la montagne, les conquistadors auraient pu construire un pont en argent jusqu’en Espagne, et en emporter encore un peu ! Vers la fin du XVIIIème siècle, Potosí était l’une des plus grandes et des plus riches villes du monde, avec ses 200.000 habitants et ses 80 églises. Mais voilà, les veines d’argent n’étaient pas inépuisables comme on le croyait, et se sont peu à peu taries. En outre, le cours du métal blanc s’est effondré, et Potosí a bien failli ne jamais s’en relever. Aujourd’hui c’est surtout l’exploitation de l’étain, du zinc et du plomb qui fait vivre la ville, avec encore quelques poussières d’argent.
Je me suis rendu ce matin à une des 400 mines en activité, la mine coopérative Rosario B, perchée à 4.230 msur le flanc de la montagne. J’étais seul - Carine n’a pas souhaité affronter l’altitude, l’obscurité et l’étroitesse des galeries, la chaleur et la poussière de l’air - avec Julio Cesar Morales, le sympathique guide & patron de l’agence Greengo Tours. C’était donc une visite privée et 100% authentique, loin des groupes de 12 ou 20 touristes emmenés dans des “mines-musées". Nous avons commencé par nous rendre au marché des mineurs, où ils achètent eux-mêmes tout le nécéssaire pour leur travail : casques, lampes à acétylène, bottes, dynamite, feuilles de coca, cigarettes, alcool à 90º (pour le boire bien sûr)… J’ai acheté quelques uns de ces articles pour en faire cadeau aux mineurs - dont un bâton de dynamite, une mèche et un détonateur : je peux vous confier que je n’étais vraiment pas rassuré de me promener avec dans mon dos de quoi me pulvériser à la moindre mauvaise chute ! Puis nous avons enfilé l’équipement de rigueur et sommes montés à la mine.
Avant de disparaître sous terre pour la journée, les mineurs mâchent longuement de la coca : c’est l’acuchilla. Elle coupe la faim, réduit la fatigue, estompe le mal des hauteurs, donne une sensation de bien-être. Je me suis joint à eux et ai mis des feuilles de coca, une par une, contre ma joue, en croquant ensuite un bout de legía, une espèce de cendre censée libérer le principe actif. Mais j’avoue que je ne dois pas posséder la technique : le seul effet ressenti fut celui d’une boule gênante contre ma joue. Puis nous nous sommes enfoncés dans les entrailles de la montagne. Puisque Dieu règne sur le Ciel, c’est fatalement le Diable qui est maître sous terre. Les mineurs, qui l’appellent El Tio (l’Oncle), soucieux de ne pas l’irriter en arrachant les minerais à “son” enfer, lui font des cha’lla, des offrandes devant des statues à son effigie : cigarettes allumées dans la bouche, coca dans la main, alcool répandu sur lui, fœtus de lama enterré à ses pieds. On murmure même des histoires beaucoup plus sinistres de sacrifices humains, dans l’espoir de tomber sur le filon miraculeux… Nous aussi avons dû sacrifier à El Tio avant de continuer notre plongée.
Les mineurs travaillent avec des moyens quasiment moyenâgeux : seuls la foreuse à air comprimé et quelques treuils électriques rappellent qu’on est au XXIème siècle, et encore. Les conditions de travail sont infernales : il fait très froid dehors, mais dedans la température dépasse vite les 30ºC. Pas d’eau dans la roche, ce qui signifie que la poussière reste en suspension dans l’air suffocant, rendant la respiration difficile. Je me suis retrouvé à pousser avec les mineurs un trolley (un de ces wagonnets de mine) pourtant vide sur quelques centaines de mètres, et à la fin j’étais plus trempé qu’une soupe de quinua, avec le souffle court, une vision troublée et des vertiges heureusement passagers. De plus, les filons sont verticaux : il faut donc pour les suivre s’engager dans des puits, grimper de précaires échelles, se faufiler dans des souricières, ramper dans des étranglements. Pas étonnant que dans ces conditions, le vendredi soir venu, l’alccol puro ne soit pas seulement déversé à flots sur El Tio, mais aussi dans les gosiers. Certains disent que l’espérance de vie d’un mineur est de 10 à 15 ans après son premier jour de fond…
J’étais donc bien heureux de revoir trois heures plus tard la lumière du soleil. Quittant nos vêtements poussiéreux, Julio & moi sommes ensuite allés à la raffinerie, là où le minerai est analysé en teneur de métaux. Les opérations se font encore à l’ancienne avec acides, arsenic et autres joyeusetés (le mercure n’est toutefois plus utilisé, semble-t-il) et bien entendu ce charmant cocktail finit dans la rivière… Économie et écologie, malgré leur parenté éthymologique (eco = la maison, chez soi), vont rarement de pair…
Potosí ne se réduit pas à ses mines, actuelles et anciennes. C’est une ville qui, de part sa splendeur passée, regorge de magnifiques rues et bâtiments coloniaux. Je passerai vite sur les 80 églises, dont pas une ne semble ouverte (en tout cas, pas le dimanche !). L’édifice le plus remarquable est sans conteste l’imposante Casa Real de la Moneda - la Maison Royale de la Monnaie - forteresse qui emplit tout un pâté de maisons. Nous l’avons visité au pas de course, car le guide et les gardiens semblaient n’avoir qu’une hâte : fermer les portes à midi ! Parmi les salles entr’aperçues, une belle collection de numismatique avec tous les Potosis frappés ici (ces pièces d’argent marquées d’un “P” avaient cours en Espagne et dans toute l’Amérique du Sud), une autre collection de minéraux (un peu austère toutefois, à l’exception d’un gigantesque cristal de quartz), d’impressionnants laminoirs où les lingots étaient réduits en feuilles, les ateliers de frappe des pièces, les laboratoires de fusion du précieux métal et ceux de mesure et de contrôle, encombrés de creusets, de balances à fléau, de cadenas gros comme des valises et de coffres-forts à l’avenant. Un beau musée en somme, mais qui mériterait qu’on puisse y flâner à sa guise, librement.
PS. Si une âme charitable pouvait m’envoyer quelques paquets de tabac à rouler, c’est absolument introuvable ici !