Vieux motard que j’aimais (disait Carine)
— Île de Pâques, “le nombril du monde”
Grande première pour ma Suissesse : aujourd’hui c’était la première fois de sa vie qu’elle montait sur une moto, et comme en plus c’est à l’Île de Pâques que ça s’est passé, c’est le genre d’expérience qui ne s’oublie pas. Pour ma part ce n’est pas la première fois que je conduis une moto, mais même dans ce cas le lieu fait là aussi son petit effet, qui tient en un mot : “waouh". Nous avons pourtant longuement hésité hier entre le vélo - plus écologique certes, mais aussi plus cher : il faut en louer deux - et la moto, qui avait l’avantage de régler la question de la distance à parcourir : 80 km à pédaler vent debout sur les pentes des volcans, nous laissons ça aux spécialistes. Il existait bien une tierce option : le cheval. Nombreux sont les Pascuans qui l’utilisent comme moyen de transport quotidien, ce qui donne un charmant goût anachronique aux rues de Hanga Roa. Mais là encore, le trajet à effectuer s’avérait trop long et me faisait craindre le pire pour la santé de mon fessier, déjà échaudé par la cabalgatas d’Ushuaia.
Donc après les incontournables préparatifs du matin (petit dèj’ au marché local, courses pour le pique-nique, quart d’heure internet pour dire qu’on est toujours vivants), nous avons enfourché la vrombissante machine - une Honda XR250 Tornado pour ceux qui s’y intéressent - et avons entamé le tour de l’île. Après plusieurs années d’abstinence motocycliste, il a fallu que je dépoussière un peu mes souvenirs de deux-roues, mais à ma grande surprise c’est revenu très vite : après quelques kilomètres sont réapparues les sensations qui font de la conduite d’une moto un moment intense, loin, très loin de celles de la voiture… Quant à ma passagère, il semble qu’elle ait apprécié elle aussi cette nouvelle expérience.
Nous avons donc emprunté la route qui longe la côte sud de l’île, nous arrêtant régulièrement pour contempler les moaïs qui la jalonnent. Les moaïs, ce sont les célèbres statues pascuanes, ces êtres étranges de plusieurs mètres de haut qui jettent un œil sévère et vigilant sur l’horizon. Car les moaïs sont toujours tournés dos à la mer - ou plus fréquemment aujourd’hui, face contre terre : les guerres tribales et les raz-de-marée les ont souvent jetés à bas. On suppose qu’ils représentent les ancêtres de la tribu, c’est pourquoi ils sont rarement solitaires : ils se dressent alignés sur les ahus, des autels de pierre et de terre parallèles à la mer, qui faisaient également office de chambres funéraires. Nous avons visité bon nombre de ahus présentant des moaïs parfois érigés, souvent tombés, mais à chaque fois dégageant comme une onde mystique provenant du fin fond des âges. J’ai éprouvé une sensation voisine en contemplant Stonehenge, et la vue des Pyramides doit probablement provoquer le même frisson.
Parmi tous ces lieux fascinants, il en est un qui captive encore plus : la carrière des moaïs, là où sont nés ces géants taillés dans la roche noire des pentes du volcan Rano Raraku. Certains dressent entièrement leur haute stature, d’autres émergent à peine de l’herbe, mais tous fixent un point de l’horizon de leur regard minéral, tels d’éternelles sentinelles. On dirait une armée de golems prêts à surgir de la lave refroidie du cratère - la porte d’une autre dimension ? - pour envahir notre monde. Vision énigmatique - et un brin inquiétante - que de contempler ces légions pétrifiées. Plus haut sur la montagne, d’autres moaïs reposent inachevés, dont un gigantesque qui dort sur sa rampe de lancement, en attendant de glisser vers la mer ou - qui sait ? - de s’envoler vers les étoiles. Nous avons contourné le flanc du volcan pour découvrir un magnifique lac niché au cœur du cratère. La différence avec le Rano Kau, c’est qu’ici le spectacle a d’immuables spectateurs : des moaïs parsèment la pente intérieure, comme installés dans un amphithéâtre voulu par les dieux et conçu par les titans.
Notre longue promenade s’est achevée à l’ahu Akivi, où les sept moaïs font exception à tous les autres : ils regardent l’océan. Ces sept-là sont les sept frères envoyés par le roi en exil Hotu Matua pour trouver une nouvelle terre. Eux contemplent encore les îles lointaines d’où ils venaient. Enfin, pour nous remettre de nos émotions, nous sommes retournés dîner chez Tahi Tiaré, la dame aux douze langues. C’était encore une fois fort bon et fort sympathique (et l’addition fut même exacte !), mais le repas dura trop longtemps pour qu’on puisse aller voir Rapa Nui, le film de Kevin Costner. Malheureux Pascuans ! ils ont bien un cinéma sur leur île perdue, mais il diffuse toujours le même film !
~ quelques photos du jour (parmi les 19) ~ | ||||