Poème géomorphologique
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Un jour, je traversais avec un camarade
Sur nos cyclomoteurs à forte pétarade
La campagne de Caen, auprès de Lorguichon.
Repas tiré des sacs, tranches de saucisson,
Nous étions arrêtés pour un court pique-nique,
Dans l’herbe assis tous deux, près de nos mécaniques,
Dégustant un repas forcément très frugal
Mais dont je me souviens comme d’un vrai régal.
Tout autour s’étendait, vers Norrey l’Orgueilleuse,
Cette belle campagne opulente et heureuse
Et le soleil brillant au ciel d’un bleu d’azur
Donnait au paysage un aspect net et pur.
C’est alors que me vint une idée singulière :
Mon compagnon fermant son œil à la lumière
Pour faire un petit somme en ce beau jour d’été,
J’énonçais ce propos, qui le fit sursauter :
« Holà ! Ne t’endors pas, ami, point de faiblesse !
Fournis une réponse au sujet qui m’oppresse.
Cette vaste étendue, favorable aux labours,
Qui s’incline en douceur de Falaise à Cabourg,
Par son aspect fertile et ses moissons fécondes
Est réputée parmi les plus riches du monde.
Les dieux se sont-ils donc penchés sur son destin ?
Lui ont-ils accordé, en un passé lointain,
Quelque insigne faveur dont elle bénéficie ?
Pourrais-je sur ce point avoir une éclaircie
De ta part, car on dit que ton savoir est grand
Et qu’en géographie nul n’est aussi savant ? »
« C’est beaucoup me flatter, répond mon camarade,
Je sais un peu de tout, mais si on escalade
Du savoir établi le sommet altier,
Malgré tous mes efforts, j’arrive bon dernier ! »
J’interviens de nouveau : « Pas tant de modestie,
Tu es, chacun le sait, une encyclopédie
Et peux donc me répondre avec force détails,
Étant très au courant des secrets du sérail.
Par ailleurs, tu prétends au rang de géographe
Sans avoir pour autant apposé ton paraphe
Au bas de quelque thèse au titre ambitieux ;
Si tu veux que ton nom devienne glorieux
Et s’inscrive à jamais, sans que cela étonne,
Parmi ceux de Reclus, Journaux ou de Martonne ;
Si tu veux pénétrer dans ce cénacle étroit
Où seuls les grands esprits sont admis de plein droit,
Il faut, par un récit d’une mâle assurance,
Me prouver clairement l’ampleur de ta science.
Après cet examen, mais après seulement,
Tu seras accueilli dans notre mouvement,
Et du premier janvier jusqu’à la Saint Sylvestre,
Tu pourras disserter sur l’écorce terrestre. »
« J’accepte, répond-il, j’accepte de grand cœur.
Mais puis-je mériter, au reste, un tel honneur ?
J’essaierai cependant. C’est une longue histoire
Et pour te la conter, d’abord il nous faut boire ;
J’aperçois près d’ici un bistrot avenant :
Allons y déguster un bon café fumant.
Vois-tu, quand j’étudie les faits géographiques,
En moi-même s’épanche une joie séraphique
Dit-il, bien installé devant le noir moka ;
Mais fais bien attention, je t’expose le cas.
Il y aura parfois, je le sais, quelques failles
Dans mon raisonnement ; les terrestres entrailles
Répugnent à livrer tous leurs petits secrets
Au fougueux géographe avide de concret…
Et, sans surestimer les modestes lumières
Qu’une étude assidue me donne en la matière,
Je puis te démontrer et pourquoi et comment
Ce fertile pays ne peut être autrement ! »
« Entrons dans le sujet, et déjà un problème
Apparaît au chercheur soucieux du bon terme :
Faut-il appeler “plaine” un vaste bas-plateau ?
Les puristes, je crois, trouveront aussitôt
Que le deuxième nom est de loin préférable :
En effet, à travers ces terrains vénérables,
L’Orne coule encaissée, ainsi que le Laison :
Argument décisif, qui me donne raison !
Dans la plaine, en effet, l’eau coule à fleur de terre,
Alors qu’en un plateau, étendue solitaire,
Jusqu’au niveau de base elle coule en creusant
Un réseau de vallées aux obliques versants.
Venons-en maintenant à la stratigraphie,
Seule science sur Terre à laquelle je me fie,
Puisqu’aussi bien sa cause en est la pesanteur,
Et qu’on ne peut trouver un plus simple moteur.
Sache donc, cher ami, qu’à l’ère secondaire
Ici se déposa une couche calcaire,
Épaisse de cent mètres, et parfaite en tout point :
On lui donne le nom d’étage bathonien.
Les dinosaures hantaient ces calmes profondeurs
Tandis que, poursuivant sans trêve son labeur,
La gravité posait les unes sur les autres
Les couches du bassin qui va jusqu’à Champdôtre.
Ces strates étaient planes et, relevées à l’ouest,
S’enfonçaient au contraire en s’en allant vers l’est.
C’est pour cette raison qu’on les a dénommées :
Série sédimentaire concordante inclinée.
Aucun effondrement, à peine un léger pli
N’ont ensuite troublé le travail accompli. »
Parvenu à ce point de son discours épique,
Le narrateur se tait. « Quelle mouche te pique,
Ô savant connaisseur ? Poursuis donc ton chemin,
Dis-je, et conte-nous les faits jusqu’à la fin ! »
Mais il n’écoute pas, et frappant sur la table :
« Pourquoi donc ce café est-il si détestable ? »
S’écrie-t-il brusquement, regardant le patron.
Celui-ci intervient, car il n’est point poltron :
« Vous avez, emporté par l’ardeur qui vous guide,
Simplement négligé de sucrer le liquide.
Ce n’est pas bien méchant, oubliez vos soucis
Et reprenez pour nous ce passionnant récit ! »
On sucre le café ; dès que se décompose
Au sein du Robusta l’odorant saccharose,
L’avisé morphologue, évoquant le passé,
Se lance de nouveau dans son docte exposé.
… C’est ici que prend fin, pour l’instant, ce récit
Car aux yeux du profane cela aura suffi
À démontrer l’adresse et des mots et des vers
Avec laquelle s’amuse mon géographe de père !