Estranger, n’oublie pas qu’ici tu es un estranger
(sur un air d’harmonica d’Ennio Morricone)
Hier a eu lieu en Suisse une votation sur une initiative populaire. En bon français, ça veut dire que 100.000 électeurs ont proposé un projet de loi, pour lequel un référendum a été organisé. Le projet de loi est adopté s’il obtient la double majorité, celle du peuple et celle des cantons (soit 13 sur les 26). Il faut donc non seulement que 50% des gens soient d’accord, mais aussi qu’ils soient suffisamment répartis géographiquement, ce qui empêche les grands cantons (Zurich, 1,3 million d’habitants) de dicter leur loi aux petits (Appenzell Rhodes-Intérieures, 16.000 habitants). Le mécanisme est donc relativement astucieux : tout en préservant un certain équilibre, il gomme les différences démographiques entre les cantons et incite par conséquent à la recherche du consensus, une constante dans la vie politique suisse. L’Europe ferait bien de s’en inspirer pour commencer à créer un semblant de début de citoyenneté européenne.
Mais le système a sa faille, et elle est de taille : puisque seulement 100.000 citoyens sont requis pour une initiative, on peut donc proposer n’importe quoi. Ce que ne se gêne pas de faire l’UDC, la trompeusement dénommée Union Démocratique du Centre, à côté de laquelle les sbires du Front National font figure de petits amateurs. Déjà, l’an dernier, l’UDC avait triomphé avec son initiative pour l’interdiction de construction des minarets — il y en a 4 en tout et pour tout en Suisse, on est donc loin, très loin de l’invasion décriée.
Cette année, ils remettent le couvert avec le renvoi automatique des étrangers criminels dans leur pays. Mais pour certains crimes uniquement. Ainsi un Albanais ou un Roumain (au hasard) qui volerait une pomme serait illico expulsé dans son pays aussitôt sa peine terminée. Par contre, un Bernard Madoff luxembourgeois ne serait pas, lui, reconduit à la frontière. Or l’arsenal juridique suisse est déjà fort bien pourvu, et l’on peut très bien expulser des gens sans loi supplémentaire (et parfois même des gens qui n’ont commis aucun crime). Mon propos n’est pas ici d’excuser les criminels étrangers — le crime, c’est pas bien, bouh — mais de souligner que le côté automatique de la sanction stigmatise tous les étrangers non criminels (dont je fais partie) : «Toi l’étranger, on t’a à l’œil, à la moindre entourloupe tu dégages.»
Le plus absurde dans tout cela, c’est la répartition géographique des votes. On pourrait s’attendre à trouver des “oui” là où il y a le plus d’étrangers et le plus de crimes — autrement dit, dans les grandes villes. Eh bien, pas du tout. Comme le montre très clairement la carte ci-dessous, ce sont les vertes & tranquilles campagnes suisses qui tremblent devant des ombres. Toutes les agglomérations où est censé rôder l’étranger criminel (Zurich, Berne, Bâle, Lausanne, Genève…) ont nettement refusé le projet. Et aussi mention spéciale aux Grisons, tout à l’Est, qui sauvent l’honneur et des campagnes et des germanophones, à la Suisse romande, qui n’a pas cédé à la psychose, et tout particulièrement au Jura & ses Franches-Montagnes, éternelle terre de refuge des anarchistes et des libertaires !
Joël Sutter © Le Temps |